Résumé de la thèse
Aujourd’hui, des résurgences classiques prennent place dans l’art actuel et le phénomène est de plus en plus visible dans la peinture contemporaine.
Ces modes de réapparition se font selon des cheminements très variables d’une œuvre à l’autre. Ainsi, l’enjeu de cette recherche est d’observer ce qui les caractérise après leur traversée de l’histoire de l’art moderne, d’où l’hypothèse d’un « filtre » de la modernité. Pour ce faire, les résultats sont analysés à partir d’un terrain de recherche spécifiquement défini pour aborder le tableau peint, et nommé en la circonstance « le plan pictural ».
Ces processus de survivance des images sont observés à travers leurs migrations, quelles que soient leurs transformations et métamorphoses dans le temps. Ensuite, la recherche se concentre sur les manières dont la rémanence de ces antériorités, recueillies dans une actualité vive, les replace alors au cœur de la scène artistique internationale. Enfin, cette mémoire est convoquée et étudiée avec des variables d’ajustement en fonction de l’histoire et de la géographie.
L’exposé s’organise en 6 chapitres.
Le premier ambitionne de définir le terrain de recherche. Celui-ci est conceptuellement nourri par des apports littéraires. Ensuite, l’observation se fait concrètement sur des œuvres picturales, parfois célèbres, quelles soient classiques, modernes ou contemporaines.
Le deuxième présente trois études de cas avec des tableaux de Gérard Garouste, David Hockney et Martial Raysse. Ces trois peintres ont tous revendiqué, à un moment ou un autre, une filiation classique.
Dans les trois chapitres suivants, la problématique se développe alors par l’articulation entre des textes théoriques et des peintures choisies en conséquence. Dans un premier temps, chaque thématique s’appuie principalement sur des textes d’auteurs. Parmi eux, les plus fréquemment cités sont Hans Belting, Jean Clair, Honoré De Balzac, Thierry De Duve, Georges Didi-Huberman, Élie Faure, Catherine Grenier, Martin Heidegger, Nathalie Heinich, François Jullien, André Malraux, William Marx, Yves Michaux, Catherine Millet, Daniel Payot, Gaëtan Picon, Marcelin Pleynet, Marcel Proust, Aby Warburg, etc. Dans un second temps, les recherches se déploient à partir d’un ensemble d’œuvres sélectionnées afin de construire un argumentaire ciblé venant enrichir la cohérence de la problématique d’ensemble. Parmi les nombreux artistes évoqués au titre de l’art contemporain, au sens large de sa périodisation, on explore, entre autres, des œuvres de Francis Bacon, Balthus, Ali Banisadr, Giorgo De Chiricho, Paul Delvaux, Stefano Di Stasio, Eric Fischl, Jeff Koons, Djamel Tatah, Zang Fanhzi, Wiley Kehinde, Antonio Lopez Garcia, Markus Lüperz, Yan Pei Ming, Yu Minjun, Mimmo Paladino, Guillermo Pérez Villalta, Gerhard Richter, François Rouan, Jenny Saville, Zhang Xiaogang, Andy Warhol, etc.
Le sixième et dernier chapitre reprend certains aspects de la problématique en les confrontant, cette fois, avec la peinture de Philippe Guérin. Cet exercice permet à l’auteur de la thèse de réorienter ses recherches par un raisonnement découlant alors directement de sa pratique.
Philippe Guérin - 2019
Contribution au rapport de soutenance de la thèse
Jean Attali, philosophe
Le mémoire de doctorat de Philippe Guérin est présenté au titre de la Valorisation des Acquis de l’Expérience (VAE). Il n’en est pas moins conforme aux exigences académiques de la thèse, qu’il satisfait pleinement. Ce mémoire de 284 pages (hors bibliographie et annexes) s’ajoute au dossier de 48 pages, motivant la demande de doctorat par VAE. Il est d’une écriture à la fois dense et alerte, l’intérêt du lecteur y est soutenu d’un bout à l’autre par le cheminement artistique et théorique de son auteur, et par l’originalité des perspectives ouvertes sur la place et la signification de la peinture dans l’art d’aujourd’hui, depuis un triple point de vue : celui du peintre depuis son atelier ; celui du peintre visiteur d’exposition ; celui du lecteur assidu des commentaires écrits par une longue cohorte de philosophes, d’historiens, de critiques, d’écrivains.
Le titre de la thèse est explicite : « La résurgence classique dans la peinture contemporaine. Le filtre de la Modernité. » Le propos paraît d’autant plus pertinent que l’on comprend que c’est le peintre Philippe Guérin qui, par le truchement d’un dialogue approfondi avec les peintres de toute époque (au moins depuis l’âge classique, voire depuis la Renaissance, et, assurément, jusqu’aux contemporains), s’interroge sur son propre travail, sur ses propres références au classicisme et à son héritage académique. Ce questionnement, à l’exception du dernier chapitre (ce chapitre 6 est un retour réflexif sur le propre parcours du peintre), est poursuivi à travers la longue fréquentation des peintres contemporains. Il en est de très grands, de très divers, et parmi les plus libres. On se souvient de l’adresse de Baudelaire à Edouard Manet : « vous n’êtes que le premier, dans la décrépitude de votre art ». La décrépitude, le vieillissement inéluctable de l’art, ne se dépasse que par l’incitation à décrépir, c’est-à-dire à dépouiller les œuvres des artefacts – historiques, stylistiques, décoratifs – qui les recouvrent et les encombrent. Loos ne dira pas autre chose en architecture quand, au nom du décor authentique, il dénoncera l’ornement comme un crime. Le « plan pictural », axe principal et centre nerveux du travail théorique de Philippe Guérin, est de cet ordre-là.
Le lecteur de cette thèse est guidé par le peintre. Il passe de la visite d’atelier à la visite d’exposition et de la visite d’exposition à la bibliothèque d’histoire de l’art. L’impression est renforcée lorsque l’on commence la lecture par la fin, c’est-à-dire par ce qu’on pourrait appeler une « Autobiographie scientifique » du peintre, à la manière de Max Planck le physicien, ou d’Aldo Rossi l’architecte… Parce qu’elle est d’abord de l’ordre de la visite (de l’atelier, de la galerie, du musée), la démarche proposée par Philippe Guérin, dans son principe même, semble faire fi des catégories stylistiques et des périodisations auxquelles accoutume la discipline de l’histoire de l’art. On pourrait dire : le peintre Philippe Guérin nous parle en visiteur d’exposition, mais depuis son atelier. Or ce peintre est aussi un enseignant chevronné, rompu à l’art d’instruire et d’inspirer, convaincu qu’il n’est d’intelligence possible de l’art ni d’émancipation de la sensibilité à l’art que sous le régime d’une entière liberté de regard et de parole.
Avant toute discussion sur la thèse que défend l’auteur, il est utile de remarquer le nombre d’artistes dont les œuvres sont commentées et le soin avec lequel sont proposés les rapprochements, les enjambements d’époques, les métamorphoses thématiques et iconiques. Le mémoire de thèse est jalonné par des reproductions de peintures, disposées en diptyques, en triptyques, parfois en polyptyques de quatre voire de cinq images, dans un format réduit de vignettes disposées sur une seule ligne, incluses directement dans le corps du texte : les associations, les parallèles, les persistances formelles semblent se donner libre cours, le procédé n’en conserve pas moins d’un bout à l’autre de la thèse son efficacité didactique et la netteté de ses motivations artistiques. Une seule justification suffit à assurer à ce parcours iconographique sa solidité et sa légitimité théorique : toutes les œuvres relèvent d’une relation essentielle au « plan pictural », à son cadre formel, à la matérialité de son support, à sa tension caractéristique, à sa planéité. Philippe Guérin emploie plusieurs fois l’expression un peu insolite de « terrain de recherche ». Oui, le plan du tableau est son terrain. Entendons : la toile peinte est le lieu d’investigation, le territoire de l’enquête, l’objet de l’entretien, l’agent de compréhension et de mise en œuvre des intentions de l’art.
Clement Greenberg est cité plusieurs fois en passant, et on se souvient, en lisant Guérin, de certaines formules du critique américain des années 1940 : « La surface plate du plan commençait à monter des profondeurs du tableau pour venir dégonfler les volumes sculpturaux » (à propos de Delacroix).1 Ou encore : « Le plan du tableau compris comme un tout imite l’expérience visuelle comprise comme un tout. Mieux le plan du tableau comme objet total représente l’espace comme objet total » (à propos de « la peinture moderniste »).2 On pense donc à Greenberg mais l’on comprend vite que la réflexion de Guérin ne doit rien au formalisme ni à quelque manifeste moderniste que ce soit. Au contraire, le « plan pictural » que Guérin propose d’interpréter est un lieu de convergence, tel qu’il tend à surmonter les oppositions et les scansions de l’histoire de l’art, et tel qu’il devient la raison, le motif, le lieu, l’argument du dialogue perpétuel de la peinture avec elle-même. Philippe Guérin ne penche ni du côté du Musée imaginaire de Malraux ni du côté des résurgences et du « pathos formel » d’Aby Warburg, pas plus qu’il n’est obsédé par la « survivance des images » selon le vocabulaire adopté par Georges Didi-Huberman. Et s’il consacre quelques pages à ces auteurs, c’est pour mieux assurer ses propres hypothèses : il ne s’agit nullement de se prêter au songe d’une histoire universelle de l’art mais plus simplement et directement de regarder les tableaux et la manière dont ils sont peints. Guérin est peintre avant tout et non pas historien de l’art, au sens de la discipline savante qui en porte les buts et les méthodes. Il se fait plutôt l’historien de son art. On pourrait presque dire : Philippe Guérin discourt sur l’art, les pinceaux à la main. Son paradoxe personnel vient toutefois du fait qu’il est, en tant que peintre et dans l’exercice de son propre travail artistique, dans un rapport constant aux disciplines de l’académie. Derrière l’enjambement volontaire par-dessus les césures de l’histoire de l’art (le classicisme, le romantisme, le modernisme, l’avant-garde, la post-avant-garde…), son opération est de veiller aux continuités qu’il aperçoit, plus nettes en fin de compte que les ruptures. Le modernisme en art – ou plutôt la « modernité » – n’est plus une révolution mais une longue transition… Juste un filtre, d’après le titre du chapitre 3 de la thèse.
Soyons plus précis et suivons le périple pictural que propose Guérin. Dans la longue liste des artistes dont il choisit de commenter les œuvres, il opère des rapprochements, fait dialoguer les artistes, ne craint pas d’ouvrir largement l’éventail des styles et des manières : Poussin et Cézanne ; Simon Hantaï et Pierre Soulages ; François Rouan et Christian Bonnefoi ; Matisse et Picasso ; Vermeer et Matisse ; Edouard Leroy et Claude Rutault ; Monet et Pollock ; Mondrian et Malevitch. Le chapitre 2, peut-être le plus enthousiasmant, s’arrête longuement sur trois peintres : Gérard Garouste, David Hockney, Martial Raysse. La description des tableaux, parce qu’elle est issue de la réflexion sur le plan pictural, dénoue les complexités du rapport à la mythologie et aux sujets de la peinture (Garouste), unifie la forme, le fond et la figure (Hockney), pacifie le conflit entre naturalisme et abstraction (Hockney encore), démonte les grandes 1. Ecrits choisis des années 1940 ; Art et culture : essais critiques, Paris, Macula, 2017, p. 129. 2. Ibid., p. 417. 3 machines, réconcilie l’impétuosité du jeune artiste et la maîtrise du vieux peintre, celui-là sûr de sa capacité à réintégrer la foule de ses motifs dans « la discipline stricte de la bi-dimensionnalité » (Raysse).
Les chapitres 3 (« le filtre de la modernité ») et 4 (« le temps différé ») déploient toutes les instances picturales du continuum classique dont Philippe Guérin fait le motif central de son enquête et de sa théorie au sujet de la persistance à la fois formelle (le tableau) et iconique (les sujets éternellement repris de la culture mythologique, religieuse, esthétique) du classicisme qui n’en finit jamais de dire ni ce qu’il est ni ce qu’il n’est pas… Des pages particulièrement bien venues prolongent et déplacent progressivement le propos, une nouvelle cohorte de peintres venant soutenir la progression du texte. Il serait vain ici de tenter de reprendre en les résumant les étapes du parcours. Notons simplement la récurrence d’un motif gémellaire qui associe les peintres par couples, un peu comme des Vies parallèles à la Plutarque – une figure grecque, une figure romaine – schéma nécessaire de toute pensée du vivant, et de toute la dynamique de la communication esthétique. Parmi ces couples, l’un des plus surprenants est celui qui rapproche Marcel Duchamp et Gerhard Richter, le « Nu descendant l’escalier » faisant jouer toutes les harmoniques du mouvement du sujet dans la peinture.
Le chapitre 5 procède à d’autres déplacements encore et propose un autre couple étonnant, celui de Bacon et de Balthus. Les effets de la critique iconographique et picturale sont ici particulièrement puissants, comme s’il s’agissait de faire sortir Bacon de la boucherie, en sauvant la figure de la division schizoïde de la tête et du visage (voir « l’Etude pour un portrait de John Edward ») ou de libérer Balthus de sa contention aristocratique grâce aux aménités du dessin (Ingres et « la probité de l’art ».) Il n’est guère possible, on le devine, de restituer toute la richesse des analyses de Philippe Guérin ni même de reprendre toutes les étapes de sa démonstration. Au fur et à mesure que le lecteur comprend qu’il se rapproche des conclusions, il découvre que la problématique solidement étayée du continuum classique dans le contemporain va céder sous la poussée irrésistible d’un élargissement du cadre culturel dans lequel fut d’abord maintenu l’éloge du plan pictural. Le classicisme semble se rompre sous le triple coup de boutoir du rôle tutélaire de Marcel Duchamp (la violence perverse longtemps tenue en suspens d’Etant donnés), de l’ouverture aux cultures orientales (iranienne, indienne, chinoise…), et de la sollicitation insistante du genre dans la peinture (le peintre se repent de ne pas avoir fait place aux femmes parmi les artistes qu’il a conviés). De la question du genre, on pourrait dire qu’elle entraîne un déplacement nécessaire du point de vue sur l’art. La peinture, ce n’est pas seulement le peintre, c’est aussi le modèle ; et ce n’est pas seulement le regardeur mais aussi le regardé. La femme dans la peinture ? Ce sont les femmes peintres (oui, Marlène Thomas, Valérie Favre… ou Nina Childress mais aussi Marie Raymond, la mère d’Yves Klein, sans qui ne s’explique pas chez celui-ci la double volonté d’être peintre et de rompre avec la peinture…classique !), mais ce sont aussi les femmes dans la peinture, comme dans L’Atelier de Courbet où le modèle n’est pas devant le peintre mais derrière lui… Philippe Guérin, ne vous repentez pas ! Mais élargissez encore votre philosophie de la peinture, allez revoir Delacroix et Les femmes d’Alger dans leur appartement !
Un deuxième élargissement s’impose : la peinture loin du monde occidental. S’agissant de la Chine, où Guérin a exposé, où il a dialogué avec des artistes de là-bas, il faudrait se rappeler l’avertissement du grand sinologue Léon Vandeermersch : la Chine ne valorise ni la rupture historique ni les grandes césures formelles dont nous nous réclamons : la révolution y fait long feu. Le détour par la Chine n’est pas seulement la découverte d’un art venu d’une autre tradition, c’est l’occasion d’un autre rapport à l’histoire, fait de continuités profondes et de la lente giration des événements autour de leur axe : celui-ci est cosmique avant que d’être historique ; dans la peinture, il est un rouleau plutôt qu’un tableau, bien que le « plan pictural » y existe aussi. Il est seulement plus long, plus haut parfois, plus étiré, moins perspectif et rétinien. En un mot : à la fois cosmique et scripturaire. Le plan pictural tend à s’y confondre avec le plan cartographique, inséparablement iconique et symbolique. Et à vrai dire, moins peint parfois que passé au lavis et à l’encre.
Félicitations pour ce très beau travail qui non seulement conclut la préparation d’un doctorat mais honore grandement et justifie le principe même de la VAE.
Paris, le 26 novembre 2019
1. Ecrits choisis des années 1940 ; Art et culture : essais critiques, Paris, Macula, 2017, p. 129.
2. Ibid., p. 417.